Klaksvík : récit d’une épopée nordique (1/2)

En des temps très troubles pour le football, la Super League se rapprochant inévitablement, ce sont les petits poucets qui sont voués à mourir. S’ils se font de plus en plus rares, un club tout au nord de l’Europe aura déchainé des passions depuis l’été dernier. Ce club, c’est le  Klaksvík. Le premier club féringien à avoir atteint les poules de Coupe d’Europe.

2 août 2023, Bravida Arena. Magne Hoseth, jusqu’ici modeste entraîneur du club, est comme en état de choc, auprès du chef des ultras de Klaksvík (qui ne sont pas nombreux). Son compatriote norvégien, l’expérimenté Vegard Forren, pousse le tir au but décisif dans les cages du BK Häcken, avant d’entamer un tour d’honneur. Le continent n’a pas encore compris, mais un moment d’histoire vient de s’écrire. Le champion des Îles Féroé a terrassé le champion de Suède ? Mieux que ça. Pour la première fois de l’histoire, les Îles Féroé seront en poules de Coupe d’Europe.

Derrière cet exploit, se cache en réalité un long processus. Dans l’ombre complète, la deuxième plus grande ville des Féroé a passé des étés à se rôder, obtenir quelques succès et surtout de l’expérience. Preuve étant, Klaksvík est passé cette saison par les barrages d’Europa League. Déjà énorme pour un club féringien… mais ce n’était pas la première fois. Ce qui passe comme miracle pour l’ensemble de la planète football, est en réalité suite logique.

Odeurs de poisson et de soufre

Si processus il y a eu, il faut bien qu’il y ait un club. Club parmi les plus titrés de son île, et qui a bien failli disparaître dans l’anonymat complet. Au XXIe siècle, Klaksvík connait alors une longue période de troubles. Dix-sept fois champion national, le KÍ n’a pas gagné un trophée depuis treize ans, se trouvant dans le ventre mou. Mais surtout, le club est au bord de la banqueroute. Les salaires deviennent de plus en plus difficiles à payer, et des vétérans importants de la maison verront leurs contrats être résiliés. Ce qui mènera à une relégation du club en 2009. Son salut ne viendra que de sponsoring avec des compagnies de poissons. Une aubaine, quand on est une ville surtout connue pour son port. Le déclic viendra en 2015, avec l’arrivée de Mikkjal Thomassen en tant qu’entraîneur. Ancien international féringien, le technicien déjà vainqueur du championnat avec le B36 a un objectif clair : jouer les poules de Coupe d’Europe. A une époque où la Conference League n’existait pas encore, la réaction est unanime : cet homme est cinglé.

Avec le temps, Thomassen va malgré tout construire une équipe cohérente et offensive. Un mélange de joueurs du cru, scandinaves, et parfois d’autres horizons. Les Balkans et l’Afrique ont permis au KÍ d’avoir quelques joueurs-clés, tels que l’ivoirien Luc Kassi. Passés tout près en 2016 et 2017, Klaksvík achève sa première étape en remportant le titre de champion en 2019. Un titre qu’ils n’avaient pas gagné depuis 1999, et qui ne va plus vraiment les quitter. Au stade européen, les progrès seront aussi remarqués. Le club féringien pourra rapidement se targuer d’un match nul contre l’AIK en 2017, puis d’une victoire en aller-retour contre les maltais de Birkirkara. Une première dans l’histoire du club.

Mikkjal Thomassen, instigateur du projet Féroés. (crédit photo : KÍ Klaksvík)

Premières qui vont vite s’enchaîner. Malgré une quatrième place en championnat sur l’année 2018, les féringiens continuent de progresser à l’été 2019. Après avoir enfilé neuf buts à Tre Fiori (Saint-Marin), le KÍ passera un deuxième tour d’Europa League contre le Riterai d’un jeune Terem Moffi. Lucerne arrive ensuite, et même si les suisses ne craqueront pas (0-1, 0-1), il devient bien difficile de terrasser cette équipe de Klaksvík.

Pas leur première épopée

Puis arriva 2020. Fort de son premier titre de champion des Féroés depuis vingt ans, Klaksvík va mener une campagne européenne pour le moins rocambolesque. Pour leur retour en Ligue des Champions, au premier tour qualificatif, les féringiens vont tomber sur le Slovan Bratislava. Un bon morceau d’Europe de l’Est. Ô surprise, le KÍ va terrasser les slovaques 3-0. Sur tapis vert. Ce qui a réellement terrassé le Slovan, c’est le coronavirus, atteignant nombreux de leurs joueurs, les poussant à déclarer forfait. Autre faute du COVID, les qualifications ne se jouaient que sur un match simple et non aller-retour. Nouveau voyage en suisse au tour suivant, étant attendus par les Young Boys. Pas de miracle de Berne cette fois, Miralem Sulejmani et Jean-Pierre Nsame étant encore trop forts (3-1).

Reversés en Europa League, les voilà en train d’accueillir le Dinamo Tbilissi. Un match regardé par 70% de la ville de Klaksvík, des conditions de jeu très différentes de la Géorgie et un adversaire plus à leur portée. Il y a moyen de faire quelque chose ? Un peu, oui. Portés par leur meneur de jeu Jóannes Bjartalíð, un triplé de leur légende vivante Páll Klettskarð et une grande qualité sur coups de pied arrêtés, le KÍ atomise le Dinamo 6-1 pour passer en barrages d’Europa League. Un moment encore plus irréel qu’aujourd’hui, et l’émergence de la Conference League. L’aventure s’arrêtera là, dans un duel de petits poucets contre un Dundalk restant plus expérimenté et bien moins friable en défense. A deux doigts de voir Arsenal jouer aux Féroés.

Sans brûler les étapes

Si aujourd’hui cette déconvenue estivale a été très largement oubliée, il faudra quand même attendre un peu avant de revenir aussi forts. Trois ans, en vérité. Lors de la première année, 2020, Klaksvík ne sera pas champion des Féroés ; passant même troisième derrière Runavik et le HB Torshavn. En découlera une qualification en Conference League à l’été 2021, et une défaite sur le fil contre les lettons du RFS. 2021 en revanche marque le début de la domination. En premier lieu, le KÍ reprend son titre. Mais surtout, arrive la manière. Une défaite dans la saison, mais surtout 99 buts marqués pour douze encaissés. Ça va, on peut parler de domination. La campagne européenne de 2022 n’est pas excitante sur papier, mais elle reste un beau mélange d’actes manqués. Premier tour de Ligue des Champions, les féringiens tombent sur Bodø/Glimt, autre sensation nordique.

Balayés 3-0 au cercle arctique, Klaksvík ne tombera pas sans combattre. Les féringiens produiront un jeu magnifique tout au long de la partie, décisif sur deux coups de pied arrêtés et une magnifique transition offensive. Malheureusement, Glimt s’en sortira par les quatre buts de leur attaquant nigérian. Un inconnu du nom de Victor Boniface. Le KÍ passera ensuite un tour de Conference League, avant de tomber contre les kosovars de Ballkani, qui iront jusqu’au bout. Ambiance petits poucets.

Il aurait bien sa place en Bundesliga, la grande tige nigériane. (Crédit photo : Glimt)
Records et grabuge

A partir de là, la machine va commencer à s’emballer. Pour rester au niveau local, le KÍ va prendre en 2022 son troisième titre de champion des Îles Féroé en quatre ans. Mais ils vont davantage reculer les limites. Même si on n’atteint pas les cent buts de l’année dernière, 78 réalisations en vingt-sept matchs, sept buts encaissés et une saison terminée en étant invaincu. Fin du jeu. Pour aller plus loin dans les records démentiels, Klaksvík y embaumera une interminable série de matchs sans défaite, qui durera 44 matchs. Un peu derrière les invincibles d’Arsenal dans ce critère, mais cela fait quand même un an et dix mois sans perdre. Sans parler du début d’année 2023, marqué par seize victoires en seize matchs de Meistaradeildin. Coupe d’Europe en moins, ils auraient pu (et dû ?) faire une saison parfaite.

Cependant, ces deux exercices ne se sont pas faits sans un gros incident. A l’hiver 2022, des rumeurs circulent que l’entraîneur Mikkjal Thomassen se serait battu avec un autre joueur, le menaçant de lui « casser les jambes ». Sympa l’esprit de Noël. Il sera condamné par le tribunal à un mois de prison, et quarante heures d’intérêt général. Couplé à des intérêts d’autres clubs, Klaksvík se séparera de celui qui lancera le projet. En contrepartie, Thomassen ira piquer à son ancien club Jóannes Bjartalíð, le meneur de jeu et meilleur joueur du club, pour faire remonter Fredrikstad dans l’élite norvégienne. Lui succédera un novice mais ancien international norvégien, en la personne de Magne Hoseth, qui aura la lourde tâche de continuer de développer le football féringien.

L’été de la gloire

En attendant, une nouvelle campagne européenne approche, et Klaksvík l’a préparé en amont. En plus de son interminable série de victoires, on peut remarquer deux nouveaux arrivants. Le premier est l’ivoirien Luc Kassi, milieu central ayant passé dix ans à Stabæk, équipe norvégienne de renom. Le deuxième est Vegard Forren, 33 sélections avec la Norvège, occupant les charnières de Molde, Brighton ou Southampton. Son arrivée est conséquence d’une réputation brisée en un rien de temps. Ecarté pour son addiction au jeu, il se retrouvera accusé de viol dans l’affaire de l’orgie de Brann (très longue histoire). Acquitté, il devra passer par la troisième division norvégienne, puis le KÍ.

En grande pompe, le tirage de Ligue des Champions sera encore bien vicieux. Certainement la plus grosse tête de série même, les féringiens étant opposés au Ferencvaros. Totémique champion de Hongrie, de l’expérience européenne en quantité, multipliant les solides performances en Ligue des Champions et Europa League. Monaco peut en témoigner. A tel point que le Fradi se permet quelques messages sur Facebook, annonçant déjà leur victoire. Pas lumineuse comme idée. Comme on a pu voir à travers les années, difficile d’obtenir un résultat sur le Djúpumýrar. Sans énorme surprise alors, les féringiens font un très bon match aller en accrochant le 0-0. La défense est toujours dure comme du chien, et des coups de pied arrêtés, encore, auraient pu trancher en leur faveur.

Puis arriva le match retour. Que dire ? Une anomalie, le genre de match qui doit arriver une fois par an, et où tu es très heureux d’avoir trouvé un stream. Dans une Groupama Arena très remuante, les féringiens vont faire une performance historique. Cinquième minute, corner où personne n’est trouvé, mais Vegard Forren va récupérer le ballon et adresser une talonnade à Odmar Faerø, son compère en charnière. Fauché dans la surface, l’arbitre décide d’un penalty, transformé par Arni Frederiksberg (qui va avoir son importance dans le récit). A partir de là, l’engrenage est lancé. Celui d’un match où, malgré la possession importante des hongrois, tout marche dans le sens inverse. Les joueurs du Ferencvaros vont se liquéfier, en attaque comme en défense. Une condition provoquée par ce penalty précoce. Et elle va se voir au doublé de Frederiksberg, avec une récupération dans le dernier tiers, peu de contre-effort et une absence totale de marquage. La différence de préparation et de fraîcheur physique semble immense. Le troisième but de Luc Kassi offre une dimension supplémentaire au chef d’œuvre. 3-0 à la mi-temps, on en restera là. Klaksvík vient de faire le match de leur vie, et le russe Stanislav Cherchesov sera renvoyé du banc hongrois à la seconde.

Panique nordique

Les adversaires sont prévenus maintenant. Telle la Grèce de Ranieri, s’étant pris deux revers contre les Féroés, interdit de prendre à la légère les plus petits adversaires. Leçon retenue par le BK Häcken, champion de Suède pour la première fois de son histoire. Dirigé par un autre norvégien, Per Mathias Hogmo, il a obtenu en un an d’une équipe du ventre mou, une équipe terriblement moderne, intense et victorieuse, portée par un milieu incroyable sur le niveau technique. Un mélange entre Jurgen Klopp, Kjetil Knutsen et Philippe Etchebest. Le club doit cependant faire face à deux problèmes : la concurrence en championnat avec Malmö et Elfsborg, qui va laisser des forces dans la bataille ; ainsi que la perte de Benie Traoré, leur feu follet ivoirien auteur de douze buts en quatorze matchs.

Comme au tour précédent, le match aller se joue au Djúpumýrar. Comme au tour précédent, le match aller se soldera par un très bon 0-0, où Luc Kassi se permettra même de croquer. Comme au tour précédent, le match retour basculera dans l’irrationnel. En Suède, Klaksvík fera la même entame de match très positive qu’en Hongrie, et se voit récompensé par un nouveau but d’Arni Frederiksberg. But du même acabit, l’ailier se faisant oublier sur le côté faible. Mais Häcken a du répondant. Même s’ils ne sont pas capables de produire le jeu qu’ils peuvent produire en Allsvenskan, un tir de loin de Tobias Sana (passé par l’Ajax) et une action d’école renversent le momentum.

Tout au long de l’article, vous aurez compris que le KÍ est devenu une équipe capable de surmonter toute situation difficile. Ce match n’y fait pas exception. Cinq minutes après, coup-franc en faveur des féringiens. A trente mètres, bien excentré, ce serait très présomptueux de le tenter. C’est sans compter sur le héros Arni Frederiksberg, qui glisse une balle molle contournant le mur et provoquant une faute de main du gardien du Häcken. Dedans. A partir de là, le match va devenir plus équilibré. S’ensuivront des prolongations toutes aussi folles, où les deux équipes vont marquer leur but, tous deux litigieux sur des charges gênant le gardien adverse. Enfin, la séance de tirs aux buts, divulgâchée dans l’intrigue. Le portier suédois Jonathan Johansson va être décisif pour Klaksvík, en arrêtant le tir au but de Simon Sandberg. Fou, quand on sait qu’il avait pris sa retraite en 2021 et jouait deux mois avant en cinquième division norvégienne… comme défenseur central. Si l’entraîneur Magne Hoseth ne lui avait pas envoyé un message sur Facebook, il y serait encore. Vegard Forren termine sa rédemption en envoyant les Îles Féroé au Valhalla. Même en étant des plus sérieux et appliqués, le BK Häcken champion de Suède n’a rien pu faire. Le petit poucet est capable de se muer en géant.

Malgré des prestations de très bonne qualité contre Molde et le Sheriff Tiraspol, le KÍ Klaksvík perdra ses deux tours suivants, et est reversé en Conference League. Qu’importe, l’histoire a déjà été écrite, et les féringiens vont prendre leur temps. De plus, le tirage leur a offert un peu de prestige, avec deux matchs de gala contre le LOSC. Une idylle européenne qui continue, et qui mérite d’être raconté dans une deuxième partie…

Mathieu Plasse (FDM)

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