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Comment le Sheriff Tiraspol a battu le Real Madrid

Ligue des champions. Septembre 2021. Le Real Madrid vient de lourdement chuter contre le Sheriff Tiraspol. Dans le regard hébété de Karim Benzema, qui se perd sur le tableau des scores d’un Santiago Bernabeu déserté à cause de la crise sanitaire, se lit tout le sel du football. Son imprévisibilité. David bat parfois Goliath sur le rectangle vert, mais ce soir-là, le vainqueur de la confrontation est remarquable à plus d’un titre. Tiraspol est un club anonyme, au budget démentiellement ridicule face à celui de la Maison blanche. Club qui gagnera cette saison-là sa 14ème coupe aux grandes oreilles. Comment le Sheriff Tiraspol, club d’un pays, la Transnistrie, qui n’existe même pas, jouant dans un championnat, en Moldavie, qui serait dominé par des équipes semi-professionnelles françaises, a-t-il pu faire une entrée si fracassante, pour son tout premier match dans la compétition reine du vieux continent ?

Aux origines de la Transnistrie

La Transnistrie, petit état d’Europe de l’Est, grand comme la moitié de la Corse, fait partie de de ces zones grises de la géopolitique. Région séparatiste de la Moldavie depuis la fin de la guerre froide, indépendant de facto, mais qu’aucun pays ne reconnaît officiellement. Cependant, son existence est à comprendre pour saisir ce qu’est le Sheriff Tiraspol.

En l’an 1812, est signé le traité de Bucarest. Par ce traité, l’Empire Russe annexera les territoires se trouvant entre le Dniestr et le Prout, deux fleuves se jetant à l’ouest de la mer Noire. Ce territoire, renommé Bessarabie, peuplé par une majorité de roumanophones, correspond à la Moldavie moderne.

Les tsars russifient la région pendant un siècle, par une véritable colonisation culturelle et démographique. L’usage du roumain est formellement interdit. Le pouvoir tsariste pousse l’idée d’une identité moldave, différente de l’identité roumaine, et sœur de l’identité russe. À la veille de la 1ère guerre mondiale, c’est un tiers des Roumains de Moldavie qui ont été déportés ou ont émigré. En 1917, profitant de la révolution russe en pleine Grande Guerre, la Moldavie s’affranchit de Moscou. Elle proclamera la première république démocratique moldave, avant de voter son rattachement à la Roumanie.

 

En réponse à la perte de la Moldavie, la nouvelle URSS va créer de l’autre côté du Dniestr, la République Socialiste Soviétique Autonome Moldave (RSSAM). La version soviétique de la Moldavie correspondant au territoire de la Transnistrie actuelle.

Un pays, deux états : l’héritage soviétique

À la veille de la seconde guerre mondiale, L’URSS envahi la Moldavie et l’arrache à la Roumanie. Moscou rassemble alors la Moldavie et la Transnistrie en un seul état, la République Socialiste Soviétique de Moldavie (RSSM). Le pays est enfin dans ses frontières actuelles, mais intégré à l’URSS. Moscou façonne alors le pays. La partie transnistrienne, sur la rive gauche du Dniestr, voit une industrie lourde se développer. Cette industrie devient alors le cœur économique du pays. Tandis que la rive droite du Dniestr reste une terre très agricole, en retard. La russification reprend, l’alphabet cyrillique et le moldave sont imposés, l’alphabet latin et le roumain bannis. La société entière est soviétisée.

50 ans plus tard, lors de l’effondrement de l’URSS, la Moldavie proclame son indépendance. Mais la Transnistrie, proche des russes, effrayée par une potentielle réunification de la Moldavie avec la Roumanie, annonce également son indépendance. Intolérable pour la Moldavie. La guerre, inévitable, éclate en 1992. La Russie apporte immédiatement son soutien aux Transnistriens. Comme pour la guerre en Ukraine déclenchée l’an dernier, Moscou dit défendre les russophones. Forte du soutien de 14 000 soldats russes postés le long du Dniestr, la Transnistrie l’emporte. Un cessez-le-feu est signé. Depuis, c’est le statu quo. La Transnistrie est indépendante de facto, mais en 30 ans, aucun pays membre de l’ONU ne l’a officiellement reconnu.

On a donc au sein d’un même pays, la Transnistrie, sous perfusion d’argent et de gaz russe, figée dans l’époque soviétique. De l’autre, la Moldavie, hémiplégique, privée de la plupart de son industrie et de ses infrastructures. Tout semble séparer ces deux états, sauf une chose. Le foot.

Le néant sportif moldave

Au niveau sportif, la Moldavie n’est pas souvent sur le devant de la scène. Elle a eu quelques succès en judo, en lutte, en boxe, mais surtout en haltérophilie… Mais sinon, le néant ! Les athlètes transnistriens sont quant à eux contraints de concourir sous les couleurs moldaves. Leur pays n’étant membre ni du comité olympique ni d’aucune fédération sportive. Il y en avait ainsi cinq dans la délégation moldave lors des derniers Jeux Olympiques. Au niveau du football, même chose. Les transnistriens jouent pour l’équipe nationale moldave, la Transnistrie n’ayant d’ailleurs pas d’équipe nationale non affiliée à la Fifa. Ce qui n’est pas le cas d’autres républiques sécessionnistes d’Europe de l’Est, comme l’Ossétie du Sud ou l’Abkhazie.

L’équipe nationale moldave est absolument anecdotique. Elle ne s’est jamais qualifiée en 30 ans pour l’Euro ou la Coupe du Monde. Et en dehors de quelques joueurs comme Alexandru Epureanu et ses 100 sélections, ou Artur Ionita, passé par la Série A, cela reste très obscur. Pourtant, avec ses 3 millions et demi d’habitants, le pays pourrait faire aussi bien que la Bosnie, la Slovénie ou la Macédoine du Nord. Mais au 1er janvier 2022, l’équipe végète à la 174è place du classement FIFA. Entre Grenade et le Népal. On retrouve des pays d’Europe comme Malte, l’Andorre ou les îles Féroé devant elle. C’est tout simplement apocalyptique. Cette situation s’explique par trois grands facteurs : le contexte géopolitique compliqué, la santé économique très mauvaise du pays… Et un championnat national au niveau abyssal.

Le Sheriff Tiraspol a fait du game une dictature.

La véritable Farmer’s League

Pendant les années 90, la première division moldave, la Divizia Nationala est surdominée par le club de la capitale, le Zimbru Chisinau. Mais au tournant de l’an 2000, un nouveau sheriff arrive en ville. Le club de Tiraspol connaît une ascension fulgurante. Fondé en 1997, il rafle dès sa première année d’existence un titre en remportant la seconde division moldave. Pour leur première saison dans l’élite, les transnistriens terminent au pied du podium. Ce qui leur offrira une place pour une qualification en coupe d’Europe.

Dauphin l’année suivante, ils fêtent leur premier titre de champion de Moldavie en 2001. Depuis, il écrase outrageusement le championnat. Hormis en 2011 et en 2015, c’est carton plein, 20 titres en 22 ans. Ce succès inconcevable repose sur une chose avant tout : beaucoup, beaucoup d’argent. Alors que le second plus gros club du pays, le Zimbru Chisinau, tourne avec 500 000 euros de budget par an, Le Sheriff disposerait d’un budget de 5 millions d’euros, soit 10 fois supérieur.  À titre de comparaison, en Ligue 1, l’Olympique de Marseille a un budget de 250 millions d’euros contre 700 pour le Paris Saint-Germain, soit ‘‘seulement’’ trois fois supérieur.

Le coach français Bruno Irles, passé par Quevilly ou Troyes, a coaché Tiraspol en 2016. Interviewé dans Ouest France après la victoire du Sheriff Tiraspol face au Real Madrid en Ligue des Champions en 2021, il dépeint parfaitement le complexe sportif hallucinant dont dispose le club transnistrien. « J’ai été impressionné par les infrastructures. C’est mieux que ce qu’on a en France, même en Ligue 1 […] vous avez 19 terrains en herbe pour l’entraînement. Même à Clairefontaine vous ne les avez pas. Vous avez trois terrains de match. […] En Moldavie, quand vous allez dans le championnat local, il y a un écart abyssal avec les autres clubs. Au niveau des infrastructures, et même du budget. […] C’est comme la R1 en France. Le terrain n’est pas droit, il n’y a pas d’herbe à certains endroits…».

Des infrastructures dernier cri, que même certains clubs de l’élite européenne                                                               ne possèdent pas.

C’est donc ça le championnat moldave. Des clubs semi-professionnels aux infrastructures délabrées, et le Sheriff avec des moyens démesurés, et un outil de travail moderne. Le Sheriff Stadium et son complexe sportif de quarante hectares a été mis en chantier après le premier titre de Tiraspol. Coût total : 200 millions de dollars. Une fortune dans le pays le plus pauvre d’Europe. Dans le pays où le salaire moyen ne dépasse pas les 385 dollars par mois.

L’argent permet aussi de faire venir des joueurs, et de bons joueurs, de toute la planète. Hormis les transnistriens, qui ont des passeports moldaves et russes, on peut recenser dans l’effectif 19 nationalités différentes, réparties sur 5 continents. Un joueur de Trinidad-et-Tobago, des sud-américains notamment du Brésil, des Ouest-africains mais aussi un ressortissant du Malawi, un Kazakh et un Ouzbek pour l’Asie, beaucoup de joueurs des Balkans… Et même un Luxembourgeois. Le fameux Sébastien Thill, auteur de l’incroyable but qui a offert la victoire au Sheriff à Madrid. Ces joueurs, ils sont évidemment attirés par des salaires très généreux. 15 000 dollars nets par mois pour la plupart, soit 40 fois le salaire moyen moldave. On est plus très loin de ce que peuvent gagner certains joueurs de bas de tableau de Ligue 1. Mais d’où vient la manne financière du Sheriff Tiraspol ?

Un club-symbole d’un état mafieux dystopique

Derrière le club du Sheriff Tiraspol, il y a une giga-corporation, un conglomérat tentaculaire, qui est le fondateur et propriétaire du club. Son rôle en Transnistrie dépasse de très loin celui d’un simple groupe.

Viktor Gushan est le fondateur de la Sheriff, la holding. Officier du KGB, il combat du côté des séparatistes en 1992 pour l’indépendance de la Transnistrie. En 1993, il fonde l’entreprise avec un collègue, Ilya Kazmaly… Puis la nomme d’après le pseudonyme qu’il portait au KGB, « Sheriff ». Malgré les conséquences de la guerre et de la chute de l’URSS, leur petite entreprise naissante ne connaît pas la crise. Elle fait de la contrebande de cigarettes et d’alcool. Le tout avant de se diversifier progressivement dans tous les secteurs. Sheriff va prendre le contrôle de pans entiers de l’économie transnistrienne. Marché pétrolier, caviar, concessionnaires automobiles, télévision, télécoms, distilleries, maisons d’édition… Sans oublier la première chaîne de supermarchés du pays, les Sheriff Supermarkets. Evidemment, en tête de gondole, un club de football. Le groupe a tellement grossi que le média d’investigation Rise Moldova estime que un tiers du budget annuel de la Transnistrie provient des impôts payés par la Sheriff.

Avec cette position monopolistique dans le pays, la Sheriff poursuit les activités de contrebande. Ce qui représente une part énorme de l’économie du pays. Malgré toute l’intimidation et la corruption qui en découle. Cette puissance économique est ainsi en collusion totale avec le pouvoir politique.

Dans un premier temps, la Sheriff était très proche d’Igor Smirnov, premier président de la Transnistrie de 1991 à 2011. Elle le soutenait financièrement et médiatiquement en échange de législations favorables. Le successeur de Smirnov, Evgueni Chevtchouk va critiquer publiquement le monopole du Sheriff et ses activités illicites. Dès la fin de son mandat, en 2016, il fuit de la Transnistrie et alerte les médias. On aurait tenté de le kidnapper avec sa famille, et de l’assassiner. La même année, un président du parti Obnovleniye, Renaissance – aucun rapport avec Emmanuel Macron – est élu. Le co-fondateur de la Sheriff, Ilya Kazmaly, est élu député de Renaissance. Le Sheriff est ainsi quasi-officiellement à la tête du pays. Les frontières entre pouvoir mafieux, pouvoir politique, pouvoir médiatique et pouvoir économique sont totalement brouillées.

Le Sheriff Tiraspol a donc un incroyable cheatcode qui lui permet d’écraser le foot moldave, et performer en coupes d’Europe. Le club sert de plus à la fois de vitrine à la marque Sheriff, mais aussi à la Transnistrie. De l’aveu même du ministre des Affaires étrangères transnistrien, c’est son principal vecteur d’image à l’international.

La Transnistrie, un état gelé entre deux conflits

Tout cela se fait évidemment sous l’œil attendri du parrain russe, qui en plus des 1 500 hommes toujours postés en Transnistrie, y conserve beaucoup d’intérêts économiques et stratégiques. C’est d’autant plus le cas avec la guerre en Ukraine, déclenchée en février 2021. La Transnistrie bordant sa frontière sud-ouest, et se trouve proche d’un des ports majeurs de l’Ukraine en mer Noire, Odessa. Le scénario d’une invasion de l’Ukraine par la Transnistrie, s’il est craint par les Occidentaux, ne semble pour l’instant pas se réaliser. De nombreux russes et transnistriens rêvent en effet depuis la chute du Mur de Berlin de réunifier russes, populations russophones du sud de l’Ukraine, notamment en Crimée et au Donbass, et Transnistrie dans un territoire contigu.

Palais présidentiel de Tiraspol, où trône fièrement une statue de Lénine.

Mais la situation est comme toujours gelée en Transnistrie. Elle reste de facto une exclave russe, entourée d’ennemis potentiels de la Russie, avec la Roumanie membre de l’OTAN, la Moldavie plutôt favorable à l’Union Européenne, et l’Ukraine non loin. En cas de conflit, elle serait rapidement prise en tenailles et balayée. De son côté, la Moldavie, ne peut pas non plus envisager de réintégrer, par la force ou non, la Transnistrie. La Russie, en plus de verser 200 millions de dollars par an de subventions à la république sécessionniste, lui livre également à crédit la quasi-totalité de son gaz.

La Transnistrie a donc une dette colossale. Une dette insoluble, qui se creuse chaque jour un peu plus, et que la Moldavie devrait régler en cas de réunification. Ainsi, lorsque les Moldaves ont élu en 2020 une présidente pro-européenne, Maia Sandu, et que cette dernière a remis en cause les bases militaires russes en Transnistrie, Vladimir Poutine a rappelé que si la Transnistrie est Moldave, la Moldavie doit 7 milliards de dollars de gaz à la Russie. Une bagatelle, juste deux tiers du PIB annuel du pays.

 

Voilà comment le Sheriff Tiraspol a pu faire tomber le grand Real Madrid. Et d’ailleurs ça n’a pas été son seul exploit. En 2021, en tour préliminaire, le club transnistrien a sorti le Dinamo Zagreb, habitué de la Ligue des Champions. Puis le Shakhtar Donetsk, en poules habitué de la phase finale. En 2022, après avoir buté sur le Viktoria Plzen en barrages pour accéder à la Ligue des Champions, ils ont réussi à se qualifier pour l’Europa League. Troisième d’un groupe relevé avec Manchester United et la Real Sociedad, le Sheriff jouera à nouveau en février un match de barrage. Cette fois-ci contre le Partizan Belgrade, pour accéder à la phase finale de la Conference League. L’ironie de toute cette histoire, c’est que c’est dans le dernier espace soviétique d’Europe qu’est né le Sheriff, incarnation ultime du pouvoir de l’argent dans le foot. Reste à savoir combien de temps brillera la bonne étoile du Sheriff Tiraspol.

 

Pour aller plus loin, n’hésitez pas à regarder la vidéo que Bastien Bono, auteur de cet article, a réalisé sur sa chaîne Youtube Game of Football au sujet du Sheriff Tiraspol et de la Transnistrie :

 

Bastien Bono

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