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En ukrainien, il existe deux mots différents pour traduire le mot « rêve ». « Mriya » (Mрія) désigne le rêve de grandeur, un objectif, une ambition que l’on souhaite ardemment réaliser. Rêver de mettre fin à la guerre ou bien, un rêve plus personnel, comme visiter chaque pays du monde. Puis, il y a le rêve « Son » (Cон, prononcé « sonne »), celui de la nuit. Celui qu’on ne voit qu’une fois les yeux fermés, qui n’arrive qu’au passage du marchand de sable, mais qui se dissipe aussitôt l’aube arrivée.
Reste à déterminer dans lequel sont plongés nos deux personnages. Hennadiy Butkevych, propriétaire du Polissya Zhytomyr et Volodymyr Nosov, propriétaire du Metalist 1925 Kharkiv. Ces deux nouveaux propriétaires de clubs prétendent qu’ils bouleverseront l’ordre établi dans le football ukrainien. Ils affirment, à long terme, pouvoir lutter pour le titre en Première Ligue ukrainienne (UPL) et mettre leurs clubs respectifs sur la carte européenne.
Le Loup aux crocs aiguisés
Bordée par la rivière Teteriv, la ville de Zhytomyr n’avait jamais faite parler d’elle pour le sport. Jusqu’à ce jour d’été 2021, où Hennadiy Butkevych acquiert le Polissya, alors que sa fortune personnelle est estimée à plus d’un demi-milliard de dollars. Le club finit à l’époque 7e de Persha Liha (deuxième division), très loin encore des rêves d’égaler le Chakhtar et le Dynamo Kyiv. Après une saison 2021-22 de transition, marquée par le début de l’invasion du pays, le club termine à la neuvième place. L’exercice 2022-2023 sera celui du déclic. Zhytomyr finit premier du championnat, notamment grâce à son sérial buteur de l’époque, Pylyp Budkyvskyi, auteur de 14 buts. Une montée providentielle, alors que le club n’avait pas encore affiché de véritable ambition.
C’est une fois arrivé en UPL que le rêve commence. Butkevych annonce aussitôt sa volonté de jouer les places européennes dès la première saison de l’histoire du club dans l’élite. « L’objectif de la saison est d’essayer d’entrer dans le top 5. Et aussi de ne pas perdre à domicile, devant nos fans. Nous devons faire plaisir aux habitants et surtout aux gars qui sont maintenant en première ligne. [ndlr : les soldats aux fronts] », explique l’oligarque. L’été 2023 est sous effervescence : une douzaine de nouveaux joueurs signent au club pour près d’un million d’euros. L’hiver qui suit est tout aussi dément : non pas un, ni deux, mais trois millions sont dépensés et une dizaine de nouveaux joueurs rejoignent l’aventure. Le Polissya Zhytomyr, troisième du classement, accueille Talles Costa, milieu brésilien de 21 ans, et Luifer Hernandez, avant-centre vénézuélien de 22 ans. Tous deux pour un million d’euros. Des sommes inenvisageables pour tous les autres clubs, en dehors des deux géants du championnat.
Le mercato porte ses fruits : le club finit cinquième du championnat et jouera les barrages de Ligue Conférence pour sa première apparition dans l’élite. Les fondations sont bâties. L’été 2024 se trouve encore plus dépensier que le précédent, avec quatre millions d’euros déboursés et une douzaine de nouveaux arrivants. Les ambitions sont elles, rehaussées. Atteint par la folie des grandeurs, on parle déjà de gagner la Ligue Europa Conférence, alors que le premier tour de qualification n’a pas encore eu lieu, « Nous espérons offrir un cadeau au président pour son anniversaire. Son anniversaire est le 27 mai, et les finales de coupe tombent les 25-26. Nous allons justement lui offrir ce cadeau – gagner la Ligue Conférence » annonce Volodymyr Teslya, vice-président du club. On déclare aussi vouloir mettre un terme à l’hégémonie du Chakhtar Donetsk et du Dynamo Kyiv. Pour mettre à bien ces rêves de grandeur, un projet de stade et sa maquette ont été dévoilés. Une enceinte ultramoderne de 15 000 places avec un musée, un hôtel et une boutique. Le tout construit au cœur de Zhytomyr. Un dôme qui reste cependant conditionné à la fin de la guerre, pour entamer ses travaux.
Les rêves de Coupe d’Europe s’arrêteront net, étant éliminés dès le premier tour de Ligue Conférence. Mais en championnat, le Polissya reste sur les mêmes bases que l’année passée. Quatrième place, synonyme d’une deuxième qualification européenne consécutive. De plus, Zhytomyr peut se vanter de deux victoires de prestige contre le Chakhtar (1-0 et 0-1). Ce même Chakhtar qui crucifiera le club en demi-finale de Coupe, grâce au Brésilien Alisson Santana. Au Nord du pays, on se dit que ce n’est que partie remise.
Nosov, l’ambition d’un magnat du Bitcoin
Alors que le projet du Polissya Zhytomyr impressionne par sa rapidité d’exécution, un autre club tente également de s’inviter à la table des grands d’Ukraine. Le Metalist 1925 Kharkiv, sous la houlette de Volodymyr Nosov, se montre tout aussi ambitieux. Si ce n’est plus. Nosov, précurseur dans la cryptomonnaie et propriétaire de WhiteBit, une des plus grandes plateformes d’échange du monde, rachète le Metalist 1925 en novembre 2024, alors que le club risque de déposer le bilan sans nouvel actionnaire. Très mal embarqué en championnat, Nosov sait qu’il ne pourra pas empêcher la relégation du club en Persha Liha. De ce fait, l’oligarque s’est vite concentré sur la saison 2024-2025.
Là-bas aussi, les étés sont fous. On passe presque le cap du million pour refaire l’équipe de la tête aux pieds, où plus de vingt joueurs arrivent. À la tête des troupes, le Néerlandais Patrick Van Leeuwen, coach du Chakhtar Donetsk il y a moins d’un an. Contrairement à Zhytomyr, Nosov n’attend pas le retour en UPL pour dévoiler ses rêves de grandeur. Par le biais de son vice-président, Yuriy Korotun, le club annonce ses ambitions : « plusieurs médailles sous dix ans et une cinquantaine de matchs européens ». « Objectif podium » dès la saison prochaine en cas de montée en UPL. Sans occulter la volonté de construire un nouveau stade, une fois la guerre terminée. Mais malgré un budget colossal avoisinant les vingt millions d’euros, le club a eu du mal à décrocher sa montée en UPL. À titre de comparaison, le budget médian d’un club de l’élite ne dépasse pas les quatre millions d’euros annuels. Finalement, grâce à sa quatrième place en Persha Liha, synonyme de qualification pour le barrage de promotion. Barrage remporté en s’imposant face à Liviy Bereh.
Mais l’événement qui peut faire croire en la fin d’une hégémonie Kyivo-donetskienne est le cas Illya Krupskyi. Grand espoir du football ukrainien, le latéral droit de Vorskla a fait l’objet d’une bataille avec le Chakhtar au mercato hivernal. Les deux clubs décident de lever la clause libératoire du joueur, à hauteur de trois millions d’euros. Alors que tout portait à croire que le joueur choisirait Donetsk, il n’en fut rien. Malgré les arguments de la Ligue des champions, d’un meilleur salaire – cinq fois supérieur –, de l’histoire prestigieuse ou des infrastructures, Krupskyi tranche en faveur du Metalist.
Le transfert fait l’effet d’un séisme dans le football ukrainien. Un club de deuxième division dépensant 3 millions pour un seul homme, alors que la majorité des clubs d’UPL n’ont même pas ce budget annuel. Mais surtout, un joueur dit non au Chakhtar. Pour un club qui n’est encore rien à l’heure actuelle. Ce qui a même surpris les dirigeants kharkiviens. « Notre président du conseil de surveillance, Bohdan Boyko, s’est longuement entretenu avec Krupskyi, expliquant ce que nous voulons construire avec Metalist 1925. Peut-être que nos arguments étaient plus convaincants que ceux du Chakhtar » a déclaré Korotun, d’un air incrédule.
Pour son édition 2025-2026, l’UPL débutera le 2 août. Le Polissya tentera d’enfin accrocher une place sur le podium, ainsi qu’une troisième qualification consécutive en coupe d’Europe. De son côté, le Metalist 1925, monté dans la douleur, devrait dépenser près de dix millions sur le marché des transferts pour tutoyer le sommet du football ukrainien. Mais ces rêves « Mriya » s’inscriront-ils dans la durée ou resteront-ils « Son » : des illusions passagères ? Seul l’avenir le dira.